Santé : pourquoi le défi est si grand pour l’Afrique
« Je vous le dis avec solennité, l’heure est grave. » Il y a un mois, le président sénégalais Macky Sall tirait la sonnette d’alarme. « La vitesse de progression de la maladie nous impose de relever le niveau de la riposte », annonce-t-il à ses concitoyens lors d’une adresse à la nation diffusée par la télévision nationale. L’état d’urgence est décrété, assorti d’un couvre-feu. En quelques jours, presque toute l’Afrique adopte des mesures similaires. Rapportée au nombre de cas de nouveau coronavirus sur le continent, relativement faible au regard des chiffres européens, la réponse des autorités semble sévère.
Mais si la riposte est drastique, c’est que la plupart des États africains ne peuvent se permettre une propagation du Covid-19. En cas d’épidémie, les systèmes de santé seraient vite submergés. Et les conséquences sanitaires, dramatiques. Cette situation met au jour, comme ailleurs dans le monde, les failles d’un système qui a atteint ses limites. Mais elle pourrait aussi changer la donne, et constituer l’élément déclencheur d’une nouvelle réflexion sur le sujet. Pour les dirigeants africains, le défi est immense. Car le secteur est bien mal en point du fait d’un sous-investissement notoire.
Un système « défaillant »
Premier problème, et de taille : le manque d’infrastructures de santé. Selon une enquête de l’institut de sondage panafricain Afrobarometer réalisée avant la pandémie de Covid-19, 53 % des Africains ont déclaré avoir manqué de soins nécessaires au moins une fois au cours de l’année écoulée. Les taux les plus forts ont été prélevés au Gabon, au Togo, au Niger et en Guinée. Mais même dans les pays où les structures sont plus nombreuses, le service n’est pas forcément assuré. Près de 45 % des répondants ayant eu accès à des centres de santé ont en effet déclaré qu’il leur avait été difficile d’obtenir des soins.
En cause : des prestations coûteuses, un manque de médicaments, une attente de très longue durée ou encore « l’obligation » de verser des pots-de-vin, des obstacles auxquels sont plus régulièrement confrontés les habitants des zones rurales et les populations les plus pauvres. Résultat, 46 % des sondés pensent que leur gouvernement parvient « peu » ou « très mal » à améliorer les services de santé de base. Une situation que dénoncent cent intellectuels africains dans une lettre ouverte publiée par la revue en ligne African Arguments. « Ces défaillances profondes sont ignorées depuis trop longtemps », alors que « la santé doit être conçue comme un bien public essentiel », écrivent-ils.
Une vision partagée, selon Afrobarometer, par les citoyens du continent qui considèrent la santé comme la deuxième plus grande priorité nationale, après le chômage. Pour près de la moitié des Burkinabè, des Tanzaniens et des Gabonais, elle arrive même en tête des préoccupations. Pourtant, le secteur souffre « d’un sous-investissement chronique », déplorent le Prix Nobel de littérature Wole Soyinka, l’écrivaine Véronique Tadjo ou encore l’économiste Kako Nubukpo, parmi les signataires de la lettre. Pour eux, « les infrastructures routières et aéroportuaires ont été priorisées, au détriment du bien-être humain ».
Nécessité d’améliorer le système dans son ensemble
La déclaration d’Abuja engage pourtant les gouvernements africains à consacrer 15 % de leur budget national au secteur de la santé. Mais la promesse faite en 2001 a été peu suivie d’effets : en 2019, seuls le Rwanda et l’Afrique du Sud ont respecté leurs engagements. « Ces dernières années, il y a eu des dépenses énormes dans le secteur de la santé, notamment de la part des bailleurs de fonds internationaux, tempère Yvonne Mburu, immunologiste et fondatrice du réseau panafricain Nexakili, qui réunit les professionnels de la santé. Mais il faut l’admettre : si on se retrouve aujourd’hui dans cette situation, c’est que, quelque part, nous n’avons pas investi de la bonne manière. » « On a divisé les financements par maladie. Alors, oui, un travail formidable a été fait sur le traitement du VIH ou du paludisme, reconnaît-elle. Mais on a délaissé les besoins sanitaires de base. Il faudrait améliorer le système dans son ensemble, pour avoir d’abord un socle sanitaire solide. »
Pour l’épidémiologiste et conseiller régional de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la sécurité sanitaire en Afrique Ambrose Talisuna aussi, la gestion des financements de santé par les autorités est problématique. Ainsi, même si « l’Afrique a su tirer les enseignements d’Ebola », « la riposte intervient le plus souvent une fois les épidémies installées, affirme-t-il. Le Covid-19 nous montre que nous devons changer nos comportements. Il faut investir et consolider les systèmes de santé en amont, plutôt que de réagir. C’est une idée à laquelle se laissent difficilement convaincre les politiques qui préfèrent agir sur le coup ».
Quelle place pour les acteurs privés ?
Dans ce contexte, le secteur privé pourrait-il jouer un rôle ? Pour Pierre Jacquemot, auteur d’un article paru dans la revue Afrique contemporaine, il « intervient déjà dans tous les maillons de la chaîne de la santé ». Car « environ la moitié du total des dépenses de santé bénéficie à des prestataires privés », assure-t-il, même si les chiffres divergent selon les pays. « En Ouganda et au Ghana », ces dépenses dépassent les 60 %, tandis qu’en Namibie par exemple, elles restent inférieures à 10 %.
Pour Yvonne Mburu, « il faut rester très prudent sur cette question. On a longtemps compté sur le secteur privé pour assurer les soins de santé, en partant du principe que les Africains étaient habitués à payer pour ce service. Pour ma part, je pense que se soigner dans le privé doit être un choix, car tout le monde n’en a pas les moyens. Les États doivent, avant toute chose, pouvoir offrir à leurs populations un secteur public de qualité », soutient la chercheuse. Une opinion que partage Gilles Yabi, fondateur du think tank Wathi, à l’origine d’un rapport sur les systèmes de santé en Afrique. « Les alternatives privées ne peuvent pas compenser le vide laissé par le public, affirme-t-il. D’ailleurs, l’épidémie actuelle a remis le secteur au centre des décisions. Ces efforts devront perdurer, pour l’après. »
Quid de l’utilisation des nouvelles technologies ?
Autre secteur auquel font de plus en plus appel les décideurs africains, celui des nouvelles technologies. Ces dernières années, face au manque de réponse des politiques publiques, les initiatives en e-santé se sont multipliées sur le continent. La téléconsultation, adaptée aux réalités du terrain africain, s’est beaucoup développée au Kenya ou au Sénégal par exemple, où l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar a d’ailleurs lancé cette année un diplôme en e-santé.
Le mobile money, qui a lui pris racine dans un continent peu bancarisé, s’est invité dans le secteur des assurances. « On peut faire plus, s’enthousiasme Yvonne Mburu. Au-delà de l’innovation technologique, on pourrait s’appuyer sur le numérique pour mobiliser les connaissances des médecins et des scientifiques du continent mais aussi de la diaspora. Les technologies pourraient nous aider à favoriser le partage d’informations entre les soignants. » D’autant plus quand ceux-ci sont « inégalement répartis sur le territoire », abonde Gilles Yabi.
Harmoniser infrastructures et ressources humaines
Car peut-être plus que d’une insuffisance d’investissements, c’est d’un manque de ressources humaines dont souffrent les systèmes de santé en Afrique. Alors même que « le potentiel résidant dans le capital humain est considérable » peut-on lire dans une étude de l’OMS. Si les effectifs manquent un peu partout, c’est l’inverse qui se produit au Kenya, où « les médecins sont au chômage », affirme Yvonne Mburu. Situation ubuesque mais inévitable dans le pays qui « manque d’infrastructures ».
La tâche des chefs d’État africains est donc colossale. Certains pays africains à l’image du Botswana, du Burkina Faso ou du Niger l’ont compris. Ils consacrent ces dernières années une plus grande part de leur budget au secteur de la santé. La menace d’une crise sanitaire liée au nouveau coronavirus pourrait aujourd’hui inspirer d’autres États et remettre la santé au cœur des préoccupations de leurs dirigeants. « Il faudra toujours continuer à plaider auprès de tous les gouvernements, parie Ambrose Talisuna. Car une fois les épidémies et la crise passées, il y a une tendance à l’amnésie… jusqu’à ce que l’on soit frappé de nouveau. »
Source : www.lepoint.fr